Le petit monde de Brownie

Alors que le genre du conte domine la littérature enfantine anglo-saxonne du début du XXème siècle, Margaret Wise Brown (1910 - 1952), surnommée Brownie par ses amis, met en application dans ses livres la philosophie du "here and now" prônée par la Bank Street Experimental School de New York. Cette théorie met en avant le fait que les enfants apprécient qu'on leur parle de leur quotidien, de la réalité qui les entoure. Pour cela, l'auteur fréquente les écoles maternelles, se fonde sur l'observation des habitudes et envies des enfants.  Bouillonnante d'idées, elle travaille avec six éditeurs différents et utilise plusieurs noms de plume (Golden MacDonald, Juniper Sage, Kaintuck Brown, Timothy Hay) afin de pouvoir publier toutes les histoires qui peuplent son imagination fertile. Elle fut elle-même éditrice et s'est battue pour que les illustrateurs soient rémunérés de la même manière que les auteurs. Elle a aussi oeuvré pour la diffusion en masse des livres pour enfants, notamment en écrivant pour les fameux Golden books et en émettant le souhait que les histoires soient reproduites jusque sur les paquets de céréales par exemple. Personnalité hors-norme, haute en couleurs, toujours entourée de chiens, elle mourut brusquement à l'âge de 42 ans d'une embolie à la suite d'une opération alors qu'elle semblait en pleine forme.

En France, on connaît tout particulièrement Bonsoir Lune (Goodnight Moon), son chef d'oeuvre, devenu le grand classique des livres du coucher qui figure dans toutes les bibliographies destinées aux tout-petits. Si aujourd'hui, l'album est unaniment reconnu comme une institution de la culture américaine, sa destinée s'avéra au départ un peu compliquée. Publié en 1947 alors que Margaret Wise Brown est une auteur déjà reconnue, les libraires ne semblent pas très emballés et si les premières ventes sont encourageantes, elles s'épuisent assez vite. De plus, dans les années cinquante, les bibliothèques publiques américaines étant les principales acheteuses de livres d'enfants, cela leur conférait un certain pouvoir sur l'avenir d'un ouvrage. Le fait que pour des divergences d'opinion avec la Bank Street Experimental, le livre ne fut  mentionné ni dans la sélection annuelle des livres pour enfants de la bibliothèque publique de New York, ni dans les pages de la revue Horn Book, aurait pu signifier sa disparition définitive des étagères de librairie. Heureusement, il n'en fut rien même si certaines bibliothèques américaines ne l'acquérirent pour leur fonds que dans les années soixante dix.

On loue toujours, et avec raison, le talent de Margaret Wise Brown dont le texte, merveilleux de finesse et de poésie, dose rythme de comptine et répétitions rassurantes. Pour autant, le succès de Bonsoir lune doit à mon avis beaucoup aux illustrations de Clement Hurd (1908 - 1988), élève de Fernand Léger, qui a su créer l'environnement douillet, la sensation de bien-être propices au coucher : une chambre à coucher cosy aux couleurs vives, un feu dans la cheminée, la lumière qui décline peu à peu ...de quoi se sentir en sécurité. De ces deux talents naît la magie intemporelle de ce grand classique.

Ce que l'on sait moins, par contre, c'est qu'il existe une suite à cet album, intitulé Mon petit monde (My world), paru deux ans après. On y retrouve la famille de lapins dans leur charmante maison et l'enfant nous y présente sa vie quotidienne et les objets qui l'entoure. Il y apprend à nommer les objets. Il y appréhende le monde par rapport à ses parents dans une attitude d'imitation.  Dès les pages de garde au motif de papier peint rayé, on se sent comme dans un cocon. Indisponible aux Etats-Unis pendant trente ans,  Mon petit monde fonctionne pourtant comme le pendant diurne de Bonsoir lune, son indispensable ouverture sur le monde. La traduction française quant à elle ne date que de 2004 au Seuil jeunesse...malheureusement aujourd'hui épuisée. Si vous le possédez dans votre bibliothèque, gardez-le précieusement!

Sources

• Toute la partie biographique de ce post est issue de ce site en anglais (on y apprend d'ailleurs qu'il existe de nombreux manuscrits inédits de l'auteur): MargaretWiseBrown.com
• Pour connaître en détail le destin mouvementé de Bonsoir lune, un article très complet : Le tout premier des livres ou Comment Bonsoir lune devint un classique par Leonard S. Marcus, La Revue des livres pour enfants, pp. 87-95, n°193-194, Juin 2000.
• A lire aussi : Marcus, Leonard S., Margaret Wise Brown: Awakened by the Moon, Beacon Press, 1992.
• Lire également la très belle préface de Catherine Bonhomme pour l'édition chez Circonflexe de Tout petit très grand.
  

Bonsoir lune, Margaret Wise Brown, Clement Hurd, Ecole des Loisirs, 1981; Mon petit monde, Margaret Wise Brown, Clement Hurd, Seuil jeunesse, 2004 (épuisé).

Egalement de Margaret Wise Brown et Clement Hurd en français : Tout petit très grand : petites bêtes et éléphants, trad. de Catherine Bonhomme, éditions Circonflexe, coll. Aux couleurs du monde, 2006 (titre original : Bumble Bugs And Elephants, 1938); Je vais me sauver, Mijade, 2000  (titre original : The Runaway Bunny, 1942).

(Ill. de couverture : copyright Ecole des loisirs; Seuil jeunesse / Photo de Margaret Wise Brown : droits réservés)

Comments

[Kawacb]

Bonsoir lune est juste une merveille. Pas étonnant qu'il vous ait marqué autant (ainsi que des millions d'enfants). Ce qui est plus surprenant, c'est que Mon petit monde n'ait pas eu le même destin.

[Hellès]

C'est le SEUL livre que je me souvienne avoir lu avec ma mère entre l'âge de 0 et 10 ans. C'est dire qu'il m'a marqué... Il paraît qu'à chaque fois qu'on allait à la bibliothèque, je voulais toujours l'emprunter !

Hellès