Baba au sucre, un délice!

Jean Bruller a oeuvré dans la Résistance sous le pseudonyme de Vercors pendant la 2nde Guerre Mondiale, période à laquelle il a co-créé les éditions de Minuit. Auteur du classique Le silence de la mer, doué de multiples talents, il a également connu avant guerre une carrière d'illustrateur notamment aux éditions Hartmann. Aujourd'hui, les collectionneurs s'arrachent le splendide Patapoufs et Filifers (texte d'André Maurois, Paul Hartmann éditeur, 1930) son chef d'oeuvre. Moins connu et moins remarquable, son travail sur Baba Diène et Morceau-de-sucre de Claude Aveline à la Nrf mérite pourtant qu'on s'y arrête. Rien à voir ici avec la qualité d'édition de Patafoufs et Filifers, les dessins imprimés en noir n'ornent que les têtes de chapitre, seule la couverture - et quelle couverture! - est lithographiée en couleur : on y voit la végétation exotique aux grosses fleurs roses, aux fougères et aux palmes géantes, habitée par la faune sauvage, envelopper les deux héros d'une douce luxuriance. La quatrième de couverture fonctionne comme sa suite, les enfants s'éloignant de la forêt main dans la main. Quant aux dessins intérieurs en noir, ils offrent un bon témoignage du style de Jean Bruller. L'artiste revendiquait l'influence de Gus Bofa, au point d'avoir été accusé de plagiat par certains, dont son modèle lui-même.

Publié la première fois en 1937, le roman s'inscrit dans un esprit humaniste assez exceptionnel pour ce début du XXème siècle (voir aussi Macao et Cosmage d'Edy-Legrand, Nrf, 1919), conséquence des traumatismes de la Grande Guerre. Malgré son âge et son propos, ce texte garde une vraie fraîcheur grâce à la qualité d'écriture et aux idées de Claude Aveline. Si l'on peut tiquer à la lecture du mot "nègre", son utilisation est à resituer dans une époque bien particulière et l'auteur ne l'emploie jamais avec condescendance, bien au contraire, puisque son propos s'affiche clairement anti-raciste. L'histoire est simple et délicieuse : à Ampa Slata au Sénégal vit une communauté dirigée avec bienveillance par Baba Touré. Un jour, Baba Diène, son fils, découvre un enfant blanc endormi dans la végétation. D'où vient-il? Qui est-il? Cet enfant semble une énigme pour tout le monde d'autant qu'il répond "Je ne sais pas" à toutes les questions. Recueilli par la communauté, prénommé Morceau-de-sucre en raison de sa blancheur, il se lie d'amitié avec Baba Diène et passe des heures merveilleuses en sa compagnie. Mais le chef décide de le présenter au Directeur, un blanc qui vit un peu plus loin. Celui-ci le recueille le temps de retrouver ses parents. Morceau-de-sucre, trop malheureux, rejoint son ami et s'enfuit avec lui. S'ensuivent de multiples péripéties où l'on découvre que Morceau-de-sucre était en fait un enfant noir et que la science et une certaine magie l'ont transformé en enfant blanc. Le propos très didactique (les noirs ont droit au même respect que les blancs) ne pèse pour autant pas trop lourd car l'auteur sait distiller un humour et une bonne humeur pleins de générosité. Son narrateur omniscient, très présent, lance de nombreux clins d'oeil à son lecteur qui s'amuse de ces apartés. Claude Aveline aborde quelques thèmes de la culture africaine (les contes, la culture orale, l'hospitalité...) et des conditions de vie (pauvreté, vie spartiate...) dans ce récit dont le propos malheureusement reste d'actualité malgré ses 70 ans passés.

Sur le web

• A propos des relations houleuses entre Jean Bruller et Gus Bofa, lire l'article sur le site consacré à Gus Bofa: on peut juste regretter que les citations des deux hommes dans la polémique qui les a opposés ne soient pas référencées.
• Un site très complet sur Vercors-Jean Bruller réalisé par une spécialiste de cet auteur, Nathalie Gibert-Joly qui annonce la parution d'un article intitulé "Jean Bruller et la littérature coloniale pour la jeunesse  de l'entre-deux-guerres : de Loulou chez les nègres (1929) à Baba Diène et Morceau-de-sucre (1937)", dans le dossier "Enfances et colonies" de la revue électronique Strenae, à paraître début 2012.
  
• A propos de Claude Aveline (pseudonyme de Eugen Avtsine) qui fut aussi résistant pendant la guerre : wikipédia (attention, j'ai trouvé des erreurs manifestes sur cette fiche mais il y a malheureusement peu d'autres sources d'information sur cet auteur).
  

  Sources

De la jeunesse chez Gallimard, Alban Cerisier, Jacques Desse, Gallimard - Chez les Libraires associés, 2008, pp49-50 : mon post s'inspire de la notice passionnante consacrée à Baba Diène dans ce catalogue d'exposition absolument remarquable.

Baba Diène et Morceau-de-sucre, Claude Aveline, avec 30 images de Jean Bruller, Nrf, 1937 (tirage 5500 ex.), seconde édition en 1946 (tirage 5500 ex.). Epuisé.

Comments

[Kawacb]

Merci! Effectivement, peu de gens connaissent le travail d'illustrateur de Vercors qui est pourtant très intéressant.

[Geronimo Valeusi]

Je connaissais Vercors, mais absolument pour ces illustrations ! Quelles merveilles. Cela "dépoussière" le sacro-saint Silence de la mer étudié à l'école.

Bravo pour ces recherches et ces articles !